Huynh Ly Dong Phuong, commandant de bord chez Vietnam Airlines
Je rencontre Huynh Ly Dong Phuong dans le quartier où elle réside, à Phu Nhuan, près de l’aéroport d’Hô Chi Minh Ville. Phuong est une jeune femme élégante, très souriante et d’une grande politesse, qui me confie en français une partie de sa vie avec beaucoup d’émotion. Viêt-Kieu de Belgique, elle n’a pas choisi le métier de commandant de bord par hasard. L’histoire de Phuong est une histoire de retours. Retour dans le pays de ses parents. Retours, après chaque vol, à l’aéroport Tan Son Nhat de Saigon, celui-là même qui a vu ses parents retrouver pour la première fois leur pays après dix années d’exil. L’histoire de Phuong et de sa famille est à la fois unique et semblable à des millions de Vietnamiens exilés.
« Je suis née en Belgique dans la commune d’Etterbeek, une commune de Bruxelles, en 1987. Mon père avait émigré en Belgique en 1980. Ma mère et ma sœur l’ont rejoint en 1982.
Mes parents sont originaires du centre Vietnam : ma mère de Hué et mon père de Tuy Hoa. Papa était enseignant, maman, comptable ; après la guerre, ils se sont mariés en 1978 et ma sœur est née en 1979. Lorsque mon père a perdu son emploi, il a quitté le Vietnam et s’est installé en Belgique. A l’époque, la Belgique avait mis en place un plan d’aide aux réfugiés. Il aurait pu devenir pharmacien, une formation lui était proposée. Mais comme il ne recevait pas une rémunération tout de suite, il a préféré choisir un emploi d’ouvrier pour avoir un revenu rapidement. C’est le plus grand sacrifice qu’il ait fait à mon sens. Mon père était un intellectuel, il s’évadait avec la musique et les livres. Mais il savait que ce serait un travail temporaire jusqu’à ce que ma mère et ma sœur arrivent. Quand il a réussi à réunir l’argent nécessaire, il a pu acheter des billets d’avion pour qu’elles le rejoignent en Belgique deux ans plus tard, dans le cadre du regroupement familial.
J’ai toujours posé beaucoup de questions à mes parents qui me répondaient. Je connais mon histoire familiale. Ils ont dû très vite dissocier le passé du présent et prendre leur destin en main. Maman en a gardé une certaine nostalgie.
Mon père ne voulait pas que ma mère travaille. Elle-même avait été élevée dans une famille aisée traditionnelle où les femmes ne travaillaient pas. Elle a eu une éducation à la fois stricte et moderne car mon grand-père parlait français et côtoyait les Français au laboratoire de l’Institut Pasteur où il travaillait à Nha Trang. Après le départ des Français, Grand-Père a travaillé en tant que personnel administratif à la « mairie » (aujourd’hui, on parle de « comité populaire » au Vietnam ) de Phu Yen. Dans ma famille, toutes les femmes ont commencé à travailler : ma grand-mère, maman et mes cinq tantes. C’est de là que maman avait compris qu’il était important de devenir indépendante.
A son arrivée en Belgique, elle a décidé d’elle-même qu’elle allait travailler sans le dire à mon père. Elle a trouvé un emploi de commis de cuisine, elle a beaucoup appris avec le chef cuisinier. Et de fil en aiguille, mes parents ont ouvert le premier restaurant vietnamien de Bruxelles !
Au début, il n’y avait rien dans ce restaurant. Les premiers clients avaient beaucoup d’empathie pour ce couple de réfugiés. Et puis ils ont été de plus en plus nombreux, mes parents ont recruté des employés. Puis ils ont ouvert d’autres restaurants et ont lancé une affaire dans l’immobilier.
Je suis arrivée dans ce contexte-là. A la différence de ma sœur qui avait vécu au Vietnam jusqu’à ses trois ans, je ne savais pas d’où je venais. J’ai ressenti plus de difficultés pour m’intégrer en Belgique, je me rattachais à mes racines. Qui étais-je, moi, la petite fille aux cheveux noir de jais et à la peau jaune ?
Et puis en 1990, nous avons effectué notre premier voyage au Vietnam. Un retour pour mes parents et ma sœur. Une découverte pour moi qui avais deux ans. Le pays commençait tout juste à s’ouvrir. En Belgique, nous vivions dans notre communauté vietnamienne. Mes parents m’ont toujours inculqué l’amour du pays, la langue, la culture…
J’avais deux ans mais je m’en souviens comme si c’était hier. A notre arrivée sur le sol vietnamien, j’ai vu les passagers pleurer à bord de l’avion. J’ai compris plus tard pourquoi : tous ces Vietnamiens ne pensaient pas pouvoir rentrer un jour dans leur pays. Ma mère me serrait très fort dans ses bras, elle pleurait. Mon cœur battait. Papa ne disait rien mais j’ai vu cette larme à son œil. Nous avons passé tous les contrôles et nous avons découvert toute notre famille qui nous attendait à l’extérieur. Pour moi, petite fille, c’était très impressionnant.
Par la suite, nous sommes revenus chaque année. Lors de notre deuxième voyage, j’avais trois ans. Il n’y avait pas de vol direct, nous devions transiter par Singapour. J’ai vu un Boeing 747, j’ai montré le cockpit à ma mère qui m’a expliqué que les personnes à bord étaient les pilotes. Je lui ai dit : « maman, je veux m’asseoir là un jour. » J’ai tenu cette promesse.
Aujourd’hui, à chaque fois que je ramène mon avion sur le tarmac de l’aéroport Tan Son Nhat, j’ai toujours ce regard de la petite fille de deux ans. Cet aéroport est très symbolique. Il signifie des liens qui se renouent, des familles qui se retrouvent. Mon métier a beaucoup de signification. Je ne l’ai pas choisi par hasard.
Quand j’avais 17 ans, les Viêt-Kieu en Belgique regardaient les séries hong-kongaises dont une sur l’aviation avec le rôle d’une jeune femme pilote. J’ai dit à mon père que je voulais devenir pilote de ligne. Je me suis beaucoup renseignée, je me suis inscrite au concours des pilotes de l’armée belge mais j’ai échoué à cause du niveau d’acuité visuelle requis pour être pilote de chasse. Mais mes parents voulaient que j’obtienne un diplôme universitaire. Ils ne concevaient pas d’avoir fait tous ces sacrifices et de voir leurs enfants sans diplôme.
J’ai ressenti une énorme déception. Je me suis alors renseignée à l’école de la Sabena (compagnie aérienne belge), mon père m’a accompagnée, a rencontré la directrice qui l’a convaincu que je pouvais faire ce métier. Mais papa est décédé brusquement lorsque j’avais 17 ans. J’étais dévastée, j’avais perdu une moitié de moi. Il était mon pilier. J’ai reporté toute mon attention sur maman.
A ce moment-là, je faisais des études universitaires. Ma tristesse me rongeait de l’intérieur. J’ai eu des troubles du comportement alimentaire. J’avais besoin d’aide car je n’avais pas fait mon deuil pour avancer. J’ai été aidée par un psychologue qui m’a permis de faire ce deuil.
Maman m’a alors demandé ce qui me rendrait vraiment heureuse. Devenir pilote de ligne ! J’ai décroché le concours de l’Ecole supérieure des métiers de l’aéronautique (ESMA) de Montpellier à 20 ans. Ma classe comptait 32 élèves dont 4 filles. Et seulement 3 à la fin du cursus : moi, une Malgache et une Tahitienne. Nous sommes restées en contact. L’ESMA formait aussi des cadets de la compagnie Vietnam Airlines (VN).
Je suis arrivée avec beaucoup de rêves et peu de connaissances. La plupart d’entre eux avaient tous un background en aéronautique. Je devais vraiment travailler dur en étant éloignée de ma famille. Tout cela dans un contexte masculin où le machisme est très présent. J’ai cru que je n’allais pas y arriver.
Et j’ai fini par décrocher ma licence de pilote de ligne. Et je suis rentrée au Vietnam en 2010.
J’avais toujours voulu revenir pour un ou deux ans. A l’ESMA, Vietnam Airlines envoyait chaque année un personnel de la compagnie pour vérifier le niveau des études. Il me demandait toujours si je voulais rentrer au Vietnam…
Mon premier vol était un vol domestique Saigon-Cam Ranh en 2011, aux côtés de mon instructeur qui m’avait entraînée au simulateur de vol. Le temps de vol était très court, j’avais peur de ne pas réussir à tout faire. J’étais très concentrée. Quand on a décollé, je me suis dit : « ce n’est plus un simulateur, c’est la réalité. » Avec des personnes dont j’étais responsable. Mais je n’avais pas peur, j’étais euphorique ! Je volais dans un vrai avion à Saigon, où j’avais toujours voulu revenir !
Nous ne devons pas dépasser 1000 heures de vol par an mais notre planning varie entre 700 et 800 heures en moyenne. Et chaque mois, nous sommes limités à 100 heures. Tous les six mois, nous avons une mise à jour de nos compétences techniques.
Je reçois mon planning de vol très tard, c’est compliqué d’organiser ma vie privée. D’autant plus que j’ai une petite fille de trois ans. En dehors de mon métier, elle est ma priorité. On m’a souvent proposé des longs courriers mais pour l’instant, je refuse. Je ne fais que des moyen-courriers, ce qui m’éloigne d’elle deux à trois jours par semaine. Je ne veux pas manquer les jours de sa vie. Avec un long courrier, je partirais cinq jours par semaine. Ma mère est revenue vivre au Vietnam, elle vit avec ma fille et moi.
Au début de ma carrière, j’ai eu à faire face aux réactions machistes. L’aéronautique est un milieu d’hommes. Nous ne sommes que cinq femmes parmi les commandants de bord chez Vietnam Airlines. Quand je suis passée commandant, mon co-pilote, qui était étranger et bien plus âgé que moi, ne voulait pas m’écouter. Et puis j’ai fait mes preuves, j’ai posé mes marques, j’ai assez prouvé que je pouvais être respectée en tant que femme et pilote. Aujourd’hui, personne ne met en doute mes compétences. De jeunes commandants vietnamiens me remercient de leur avoir donné l’opportunité de prendre des décisions quand ils étaient co-pilotes. Je ne les considérais d’ailleurs jamais comme des co-pilotes mais comme des futurs commandants.
Aujourd’hui, je considère le Vietnam comme mon pays d’adoption et la Belgique comme mon pays de naissance. Tous deux sont importants à mes yeux car leurs valeurs et leur culture ont fait de moi la personne que je suis aujourd’hui. Je suis née et ai grandi en Belgique, mais j’ai construit ma carrière et ma famille au Vietnam. La Belgique me manque énormément, car au fond, je suis plus Belge de pensée et plus Vietnamienne de cœur. »
Voir plus d’œuvres de l’exposition « Portraits de Femmes »
- À la dérive – Nguyen Vinh Anh Khoa
- Aperçu – Nguyễn Ngọc Hải
- Au marché de poissons Vinh Hien – Do Minh Hoang
- Au passage du marché Dong Ba – Nguyen Ngoc Duy
- Elles – Nguyen Duc Hung
- Femmes et les fleurs en papier de Thanh Tien – Nguyen Dinh Chien
- Les dames du quartier Bo Ho – Nguyen Anh Tuan
- Loin de la vie sur scène – La Khac Khue
- Madame Dau – Nguyen Kim Nhi
- Madame Quyen – Nguyen Thi Thuy Tran
- Mamie – Nguyen Manh Quan
- Pagode Hien Luong – Le Thi Mong Thu
- Première année à l’école d’archi – Nguyen Trung Tin
- Ta fille, – Tran Vu Minh Phuc
- The breath of dance – Le Dang Ngoc Bich
- Tran Lan Anh, pédiatre à l’hôpital général de la province de Khanh Hoa
- Hoang Thi Minh Hong, directrice de l’ONG CHANGE
- Le Cat Trong Ly, auteure, compositeure, interprète
- Nguyen Thi Mai et Vu Thi Hoai Thoa, deux ouvrières d’une usine de chaussures & Luu Thi Nguyen, vendeuse de rue à HCMV
- Pham Linh Dan, comédienne franco-vietnamienne