Lê Cat Trong Ly, auteure, compositeure, interprète

Lê Cat Trong Ly est une jeune femme d’une grande discrétion, personnalité atypique et bouddhiste pratiquante. Je l’ai rencontrée grâce au Nantais Philippe Bouler, producteur et ancien directeur du festival de Hué. C’est lui qui l’a « découverte » comme on dit, qui a perçu à la première écoute le talent incroyable de Ly, multi-instrumentiste à la voix d’une pureté et d’une clarté impressionnantes. Nous nous sommes rencontrées dans un café de Hanoi. La conversation s’est faite en anglais. Ly était extrêmement soucieuse de trouver les mots justes. Comme pour les textes de ses chansons qui sont le reflet de son incroyable univers poétique.

« Je suis née le 24 août 1987 à Danang. Nous étions une famille de cinq enfants. Ma mère était professeure et mon père, chanteur et musicien. Il ne voulait pas que ses enfants fassent de la musique car il considérait qu’on ne pouvait pas en vivre correctement. Lorsque j’avais 13 ans, il me donnait de l’argent pour prendre mon petit-déjeuner dans la rue. Je ne les prenais pas car j’avais décidé d’économiser pour prendre des cours de guitare sans lui en parler. Ça ne coûtait pas grand-chose à l’époque. Personne ne l’a découvert d’ailleurs. Je m’entraînais déjà en cachette sur la guitare de mon père.
Mes sœurs aînées allaient à l’université. Moi, j’étais une enfant solitaire, je jouais très peu avec les autres. J’étais souvent livrée à moi-même comme beaucoup d’enfants à cette époque au Vietnam. Je n’avais pas de jouets, je lisais et j’économisais de l’argent pour prendre des cours de guitare. Cela m’a aidée à tenir mon instrument et à apprendre le solfège.
J’ai aussi appris à jouer de la guitare en autodidacte, en consultant des livres avec des partitions étrangères. Au bout de quatre mois, je pouvais commencer à jouer.

Mon père a découvert que je jouais de la guitare quand j’avais 15 ans. J’avais participé à un concours organisé par la ville et j’ai gagné un prix. Il ne m’a pas réprimandée parce que j’avais gagné ce prix. Mais il m’a demandé d’aller à l’Université et d’obtenir un diplôme pour assurer ma vie professionnelle. Il faut comprendre que mon père était issu d’une famille très traditionnelle. Ma grand-mère, Chinoise, a élevé mon père seule dans le plus pur respect des traditions. Lorsque nous dînions, ma grand-mère s’asseyait la première à table, puis nous suivions selon notre âge. Moi et mon petit frère étions les plus jeunes, nous nous asseyions les derniers. Nous devions ensuite attendre l’autorisation de manger. Ces traditions créaient de la distance entre les membres de la famille. Nous devions obéir à ces principes.

A la demande de mes parents, je suis allée à l’Université à Danang. J’ai étudié les langues étrangères et notamment le russe pendant sept mois. Mais j’ai demandé à mon père d’étudier le violon avec un professeur car ma sœur, entre temps, m’avait acheté mon premier violon.
A cette époque, ma sœur avait ouvert un coffee shop au deuxième étage de notre maison. Elle me demandait d’y chanter le soir. Je n’avais jamais appris à écrire une chanson. Je chantais en anglais à ce moment-là.
Mais je composais en vietnamien et j’avais présenté ma première chanson à mon professeur. Elle s’intitulait Chenh Venh (Fragile). J’étais très naïve à l’époque. Je ne la trouvais pas bonne, cette chanson. J’étais obsédée par la discrimination, le racisme, la différence entre les genres et le fait que les hommes étaient toujours plus respectés que les femmes dans mon pays. La discrimination pouvait être également sociale : nous avions une femme de ménage et nounou quand j’étais petite et elle ne partageait pas ses repas avec nous, elle ne mangeait même pas la même nourriture. Ça m’avait profondément choquée.

A 19 ans, je suis partie étudier au Conservatoire de Saigon. J’y suis restée un an seulement et j’ai appris l’alto. Cette année m’a permis d’apprendre la musique classique.
Je n’ai jamais réellement voulu devenir une grande musicienne. Je ne considère pas que je joue très bien d’ailleurs, je n’ai pas assez de force dans mes doigts. Je joue correctement de manière à pouvoir m’accompagner quand je chante.
Ma sœur vivait également à Saigon. Elle avait fermé son coffee shop chez nous, à Danang, et en avait ouvert un autre à Saigon, Nêp, qui signifie « Riz gluant ». Je chantais mes propres compositions en vietnamien. C’est très difficile de chanter en vietnamien. J’avais du mal à placer ma voix à ce moment-là. Depuis, j’ai pris des cours de vocalises et mon professeur m’a appris à ouvrir la bouche davantage pour prendre de l’air. A côté de ça, je jouais du violon à l’Irish Club. Je chantais également à l’Acoustic Café des reprises en anglais.
Et puis des amis ont ouvert le Yen Cafe (Yen signifiant Paisible). Je me produisais deux fois par semaine. C’est ici que Philippe Bouler m’a écoutée pour la première fois. Il m’a dit : « je n’ai jamais rien entendu de pareil ». Philippe m’a donné confiance en moi, il m’a donné l’espoir de pouvoir vivre de ma musique. A cette époque, je n’étais pas une artiste officielle. Aujourd’hui, je ne peux pas dire que je le suis devenue car être un artiste officiel est un statut bien précis au Vietnam. Disons que j’ai acquis une notoriété et je peux vivre de mon art.

J’ai sorti mon premier album en 2009, qui s’intitulait sobrement « Lê Cat Trong Ly ». J’ai obtenu une récompense importante au Vietnam, l’équivalent d’une Victoire de la musique pour un de mes titres, ce qui m’a permis de me faire connaître auprès du grand public. J’ai ensuite sorti « 25 ans », deuxième album toujours en vietnamien, enregistré en live.

En 2011, j’ai décidé de quitter Saigon. J’étais à un tournant de ma carrière, je crois. J’ai fait le choix de quitter Saigon pour m’installer à Hanoi où j’ai rencontré des musiciens au talent extraordinaire. Leur musique a une âme. Quand je suis arrivée, j’ai compris à quel point j’étais encore faible dans mes compétences musicales.

Ce que disent mes chansons ? Je crois que je suis obsédée par le changement et la mort. Je parle de l’impermanence des choses (1). Elles se transforment ou disparaissent. Mes chansons ont la couleur de la tristesse. Que reste-t-il du moment que l’on a passé ? Et que devient-on après ? Je parle du cœur des gens. De ce que l’on dit, qui a du sens et que l’on oublie après.
La spiritualité tient une grande place dans ma vie. J’admire Bouddha. A 25 ans, je suis partie au Myanmar faire une retraite dans une communauté boudhhiste Vipassana. A ce moment-là, j’ai compris que je ne savais rien. Cette expérience, difficile mais tellement enrichissante, a été déterminante dans ma vie. Je pratique chaque jour, j’apprends chaque jour et je ne peux rien affirmer comme certain. Plus je pratique le bouddhisme, moins j’en sais ; et tout ce que j’ai su avant s’est effondré.

Il y a peu, j’ai créé ma propre école d’art pour adulte, à une heure de Kontum, sur les Hauts Plateaux du Centre, en pleine forêt. Avec une approche qui me semble essentielle : l’art, toute forme d’art, on le trouve en nous. Il nous apaise, il nous rend meilleur. Les élèves viennent passer trois mois à l’école où l’on vit en communauté avec dix professeurs. Il n’y a pas de télévision ; on dessine, on coud, on joue au football, on peint, on joue de la musique, on lit des livres ; tout cela en pleine nature…
Ceci est possible à partir du moment où on ne se focalise pas sur la célébrité, la possession et l’apparence. Si tu as un anniversaire dans la famille, pourquoi ne pas lui faire un dessin plutôt que de lui acheter quelque chose ? Si tu es triste, tu peux jouer de la musique ou dessiner. J’ai été très marquée par mon passage au Danemark en 2017 où j’ai suivi une formation pluridisciplinaire dans une université qui accueillait des élèves du monde entier. Cette expérience m’a ouvert l’esprit encore davantage pour avancer sur le chemin de la connaissance de soi. »

Dans le courant du bouddhisme Vipassana, l’impermanence signifie que tout est appelé à disparaître. De tous les phénomènes conditionnés, aucun ne demeure durablement. Tout ce qui naît, dès l’instant où il naît, est voué à la mort. « Même les bouddhas et tous ceux qui ont obtenu des accomplissements sublimes doivent un jour laisser leur corps physique. »

Voir plus d’œuvres de l’exposition « Portraits de Femmes »