Tran Lan Anh, pédiatre à l’hôpital général de la province de Khanh Hoa

Tran Lan Anh a suivi sa vocation : c’est à l’âge de 13 ans qu’elle a su que sa place serait, plus tard, aux côtés des nouveau-nés. Issue d’une famille pauvre du nord Vietnam, Tran Lan Anh a mis tout son courage et sa volonté dans ce désir profond de soigner les jeunes enfants en suivant de brillantes études qui l’ont menée au département de pédiatrie NICU (Neonate Intensive Care Unit) de l’hôpital général de Nha Trang où elle exerce aujourd’hui. 

« Je suis née le 3 décembre 1980 dans un petit village au nord du Vietnam. Mes parents étaient paysans. A cette époque, la vie était difficile. Lorsque j’avais 10 ans, ils ont décidé de partir vivre dans la province de Khanh Hoa et se sont installés dans un village de montagne. C’est dans ce hameau que j’ai passé mon enfance et que j’ai suivi ma scolarité. Mon école comptait très peu d’élèves. C’est ainsi dans les régions reculées au Vietnam. 

J’allais à l’école le matin et je travaillais l’après-midi pour aider mes parents et nourrir ma famille. A la campagne, les enfants apprennent très tôt à travailler physiquement. Moi, je m’occupais de désherber les champs de tabac et de canne à sucre. J’allais également ramasser les bouses de vaches que je revendais aux agriculteurs qui l’utilisaient comme engrais. Nous étions sept frères et sœurs dans ma famille. Je partais travailler à l’extérieur avec mes deux grands frères. Mon autre frère, lui, s’occupait du reste de la fratrie à la maison. 

Dans mon école, le nombre d’élèves diminuait à mesure que l’on progressait par niveau. De 40 élèves en 6e, nous n’étions plus que 20 en 3e car les enfants quittaient l’école petit à petit pour travailler à la ferme. 

Dans ce contexte-là, mes parents ne pensaient pas comme les autres. Ils me disaient que plus on est pauvre, plus on doit faire des études. Ils m’ont beaucoup encouragée durant toute ma scolarité à ne jamais abandonner.

Le souvenir le plus marquant de mon enfance a forgé ma vocation. Le soir où mère était sur le point de donner naissance à ma sœur cadette, elle m’a demandé de prendre une lampe à pétrole pour aller chercher l’infirmière en pleine nuit. J’ai pris mon vêtement de pluie et je suis partie chercher la sage-femme. Au moment où ma petite sœur est née, elle m’a demandé de prendre le bébé encore tout recouvert de sang et de liquide amniotique en m’expliquant que ma mère avait perdu beaucoup de sang, qu’elle était très fatiguée et qu’elle devait se reposer. C’était à moi de m’en occuper. J’étais totalement démunie. Mais j’ai su, au moment-même où j’ai tenu ma petite sœur dans mes bras, que j’exercerai un métier en rapport avec les nouveau-nés. J’avais 13 ans et ce moment est l’acte fondateur de ma vie professionnelle. 

Lorsque je suis rentrée au lycée, j’ai vite compris que je n’avais pas acquis assez de connaissances à l’école de mon village pour entrer dans une université de médecine. J’ai dû travailler très dur pour rattraper mon retard. Et j’ai réussi : en 1998, j’ai pu intégrer l’Université de médecine de Hué sans passer le concours, uniquement sur mes résultats scolaires. Pendant ces 6 années, j’étais accaparée par la nécessité de gagner de l’argent pour payer mes études. Bien évidemment, mes parents ne pouvaient pas les financer. J’ai obtenu des bourses mais ce n’était pas suffisant. Le matin, j’étais en stage à l’hôpital pour me consacrer à la pratique ; l’après-midi, nous suivions les cours de théorie ; et le soir, je faisais des gardes. Au cours des trois premières années, j’ai donné des cours privés à des étudiants. Le problème, c’est qu’ils devaient préparer leurs examens à la période où je devais moi-même préparer mes propres examens. C’était ingérable. J’ai décidé finalement qu’il était préférable de donner des cours d’anglais. Je pouvais à la fois réviser cette langue en donnant des cours pour gagner de l’argent, tout en continuant à étudier.

J’ai obtenu mon diplôme de médecine générale en 2004.

En 2011, j’ai entamé un master de spécialisation en pédiatrie à l’Université de médecine d’Hô Chi Minh Ville. Je travaillais à l’hôpital Nhi Dong 1 et j’ai obtenu mon diplôme en 2013. 

Lorsque j’étais en médecine générale, je me suis aperçue qu’irrésistiblement je me dirigeais toujours vers le département « Pédiatrie ». J’étais attirée par le regard des nouveau-nés. Je voulais mieux appréhender leur comportement. La plupart de mes camarades ne comprenaient pas les réactions des bébés et se sentaient impuissants face à leur souffrance. Pas moi. J’étais à ma place parmi tous ces nouveau-nés que je comprenais naturellement. Je me suis particulièrement intéressée au traitement des prématurés. 

En 2014, j’ai eu la chance de faire une formation en France sur les soins et le traitement néonatals, et sur le suivi des enfants à haut risque de handicap. C’était à l’hôpital Bretagne Sud de Lorient. J’ai vu à Lorient un traitement des enfants handicapés très différent de celui que nous avions au Vietnam et j’ai pu constater que tout était fait pour que ces enfants puissent vivre le plus normalement possible. Ils s’intègrent et participent aux activités de la société. Au Vietnam, on ne permettait pas à ces enfants handicapés de s’intégrer. En rentrant, j’ai ressenti beaucoup d’empathie pour les mères d’enfants handicapés qui doivent à la fois s’occuper de leur progéniture tout en travaillant. 

Au Vietnam, le manque de pédiatres et de personnels soignants dans les services de néonatologie entraînent un manque de soin et de prise en charge des enfants à haut risque de handicap. En rentrant, j’ai mis toute mon énergie pour faire en sorte que ces enfants soient pris en charge le plus tôt possible car au-delà de deux ans, il est déjà trop tard. 

En juillet 2014, un accord a été signé entre l’hôpital Bretagne Sud et celui de Khanh Hoa pour mettre en place un programme de surveillance des enfants à haut risque de handicap dans la province de Khanh Hoa. Nous travaillons en étroite collaboration avec les médecins de Lorient. 

J’ai moi-même deux enfants qui ont une grande différence d’âge : une fille de 14 ans et un garçon d’un an. J’ai élevé mon premier enfant de manière très instinctive. Pour le deuxième, j’étais plus expérimentée. Comme la plupart des mères vietnamiennes, je suis très protectrice, je veux les garder à mes côtés autant que possible. 

Avant l’arrivée de ma fille, je trouvais les réactions des mères que je rencontrais dans le cadre de mon travail, exagérées. Trop inquiètes. Elles étaient dans l’excès. Et puis j’ai compris : depuis que je suis mère, mon point de vue a changé.  

Qu’est-ce qu’être mère ? Je crois au côté instinctif. Nous sommes mères naturellement. C’est l’enfant qui nous fait mère. On devient mère à la seconde même où on tient notre enfant dans nos bras. C’est l’instinct maternel qui nous guide dans nos choix et nos comportements maternels. Mais avant tout, ce qui fait de nous une mère réside dans ce devoir de protection et de sécurité que nous ressentons. »

Comment les rapports mères-enfants ont-ils évolué ces 20 dernières années au Vietnam ? Quelles distinctions peut-on faire entre les villes et les campagnes ?

Ils ont beaucoup changé et bien évidemment il faut faire la distinction entre les familles urbaines et les familles vivant à la campagne.

Auparavant, quand une mère donnait naissance à son enfant, elle vivait à l’intérieur de sa belle-famille. Le bébé était sous la protection de toute cette famille, grands-parents, oncles, tantes etc. Aujourd’hui, en ville, la famille moderne est réduite au couple avec ses enfants. Ils vivent dans un appartement et la femme travaille. A la fin de son congé maternité (6 mois pour les fonctionnaires, entre deux à quatre mois dans le secteur privé), elle confie son enfant à une nounou, voire à sa mère.

Dans les familles aisées, on observe une augmentation d’enfants autistes ou souffrant d’hyperactivité, en particulier en ville. Ces mères considèrent que leur rôle est seulement de donner naissance à leur enfant mais pas d’assumer leur éducation. Elles le confient alors à une nounou. Elles vivent dans une société du paraître où la femme se doit d’être belle et de garder sa ligne. Le lien mère-enfant est parfois inexistant. 

A la campagne, nous sommes restés dans un schéma plus traditionnel. L’enfant vit et se développe au contact de ses grands-parents, de ses parents et même de ses voisins. Et de plus en plus souvent, l’enfant, même à la campagne passe beaucoup de temps sur les écrans et ne joue plus à l’extérieur comme avant. 

Qu’en est-il des mères « migrantes économiques » ? 

Je connais ces situations dans mon village. Ces femmes quittent leur famille pour aller en ville chercher du travail et laissent leur enfant aux grands-parents. Bien sûr, l’enfant perd le lien affectif avec sa mère qui en souffre beaucoup. Au Vietnam, les usines ont créé des crèches et des écoles à proximité pour « faciliter » la vie des familles. A partir de 3 ans, les mères récupèrent leur enfant et les mettent à la crèche de leur usine. C’est à ce moment-là qu’il se sent perdu. Il ne baigne plus dans le cocon familial qu’était la maison de ses grands-parents mais il ne profite pas, non plus, de sa mère qui travaille toute la journée. 

Quel est le rôle du père dans l’éducation des enfants ? 

Auparavant, le père était le pilier économique de la cellule familiale, l’éducation des enfants et les tâches ménagères étant dévolues aux mères. Cette situation évolue mais elle évolue différemment selon que l’on vive au Nord ou au Sud. Au Nord où la structure traditionnelle résiste et où plusieurs générations vivent sous le même toit, le père considère toujours que l’éducation des enfants revient à la femme. 

Mais au Sud, et particulièrement à Saigon, les pères sont de plus en plus impliqués dans l’éducation de leurs enfants. Avec la croissance économique et l’apparition de la classe moyenne ces cinq dernières années, la famille mononucléaire est peu à peu en train de remplacer la famille traditionnelle vietnamienne. 

Cette forte croissance économique a permis l’amélioration considérable du système de soins au Vietnam. Comment se fait le suivi de grossesse ? Les femmes sont-elles toutes suivies de la même façon ? 

Il y a deux systèmes de suivi de grossesse : l’un initié par l’Etat, l’autre privé. Dans le système public, chaque village dispose d’un centre médical avec un médecin et une infirmière qui font le suivi de grossesse. Mais ils ne disposent pas d’un matériel suffisant et ne peuvent pas réaliser les échographies qui pourraient déterminer les anomalies ou les handicaps. Je précise que les femmes des ethnies montagnardes au Vietnam veulent accoucher chez elle, en famille, et pas de manière anonyme dans un centre médical. C’est une infirmière qui se déplace dans les familles pour faire accoucher les femmes. 

Les plus riches, quant à eux, peuvent se payer un suivi de qualité dans un hôpital privé. 

Quels sont les moyens de contraception ? Est-ce que les adolescents suivent des cours d’éducation sexuelle ?

Oui, ils ont été mis en place dans les programmes scolaires à partir de 14 ans. Ça n’existait pas quand j’étais adolescente. Dans les centres médicaux, le planning familial éduque les jeunes filles et les garçons à la contraception. Au Vietnam, beaucoup de jeunes filles se retrouvent enceintes à l’âge de 14 ou 15 ans. La sexualité est un sujet complètement tabou dans les familles vietnamiennes. Souvent, je vois des jeunes filles qui sont enceintes sans même le savoir et qui se rendent au centre médical pour avorter alors qu’elles en sont déjà à 24 ou 25 semaines. C’est trop tard. Elles doivent garder le bébé. Leurs parents, qui ont peur de perdre la face devant les voisins, envoient alors leur fille accoucher dans un centre médical éloigné. Ils attendent que le bébé grandisse et autorisent la mère et l’enfant à rentrer quand celui-ci a atteint l’âge de deux ou trois ans. 

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